Préambule. Alors que
le débat sur l'exploitation de la violence (aux hommes, aux femmes ou aux
minorités, le jeu vidéo ne fait pas dans le détail) se propage enfin dans le
milieu après le catastrophique E3 2012 (voir fil Twitter @overgamevoice), l'industrie du jeu
vidéo va-t-elle enfin réussir
son auto-critique ? En attendant ce processus de maturation souhaitable qui lui
évitera peut-être de sombrer pour de bon dans un ghetto culturel, il appartient
aux observateurs privilégiés, et aux joueurs eux-mêmes, de mettre inlassablement le débat sur
la table. Depuis longtemps porte-parole d'un jeu vidéo pacifié et artistique,
nous avions dès 2009 profité de l'espace de libre expression offert alors par
le chic trimestriel de jeux vidéo et toutes ces choses, Amusement, pour encore
une fois essayer de porter le fanion blanc jusqu'à la ligne de front. Et plutôt
que de s'immoler bêtement en affichant une pseudo innocence, pourquoi ne pas tomber carrément le masque et plaider coupable ? Se reconnaitra qui
voudra derrière cette confession…
Dans Blade Runner,
Roy, le Replicant Nexus-6, le disait déjà et mieux que moi. "I've seen things you people wouldn't
believe. Attack ships on fire
off the shoulder of Orion. I watched C-beams glitter in the darkness at Tan
Hauser Gate. All those moments will be lost in time like tears in rain. Time
to die." Oui j'ai vu et fait des choses inimaginables pour un être
humain…
François Bliss de la
Boissière (Killing machine)
J'ai ça dans le sang. On ne m'a pas forcé, ni même appelé.
Quand les premières vagues d'envahisseurs ont débarqué de l'espace dans les
années 80 j'étais en première ligne. À partir de là j'ai compris où était mon
destin et je me suis mobilisé tout seul. J'ai eu des creux, ou plus exactement
il y a eu des accalmies, une pax americana provisoire imposée par une pax nintendona japonaise, mais dans
l'ensemble on a eu toujours besoin de mes services. Et j'ai progressé à la
vitesse de la technologie. Après les premiers plâtres essuyés par les bornes
publiques, les premiers home computers, les machines de puissance 8, 16 et 32
bits, la guerre s'est vraiment déclarée quand la 3e dimension fut maîtrisée
dans les années 90. L'appel aux armes n'était pas négociable. J'étais là pour
ça, et - je m'en rendis compte alors - toutes les années précédentes se résumaient
à une longue séance d'apprentissage. Le maniement des fusils d'assaut, à pompe
ou à lunette n'ont plus de secret pour moi, pas plus que les grenades, les lance-flammes,
les lance-roquettes, les mitrailleuses, les mortiers. Les AK-47, MP44,
Mini-Uzi, M1014, Dragunov, et la conduite de tanks font partie de ma vie active
comme les stylos, les parapluies, cartes bleue et les voitures occupent celle
des gens ordinaires.
Terminé les esquisses, les calculs de loin, les simulacres
robotiques. J'ai pénétré physiquement le champ de bataille, tête en avant, sans
aucune hésitation ni remise en question. J'ai accepté toutes les missions, tous
les fronts, dans les tranchées comme aux confins des frontières de l'univers
connu. Je me suis familiarisé avec ces nouveaux espaces de combat en pénétrant
le bunker d'Hitler ou j'appris à éliminer sans questionner les diables nazis de
la mission Wolfenstein. Le massacre sans ciller des démons inhumains de la
mission Doom confirmèrent la résistance de mes nerfs, mon indifférence
naturelle à l'effusion de sang. Contre les démons ou les aliens, malgré le
risque de contact avec l'ennemi, la tronçonneuse déchiqueteuse a même fini par
devenir un instrument de choix. À l'adresse distante des coups de feu d'hier
s'ajoutait tout à coup la brutalité de l'arme blanche ultime, celle qui permet
de renifler son adversaire, de goûter son sang et sa sueur avant de vider ses
tripes. Les récentes campagnes des Gears of War où je me suis particulièrement
distingué ont mis en lumière ces années de pratique. La guerre est sale, elle
tache, ça me convient, je n'ai jamais vraiment cru au pacte de civilisation.
Une paix mascarade pour mieux justifier telle ou telle guerre, étouffer nos
nécessaires pulsions primitives. J'ai remis les compteurs à l'heure. Je vis
sans masque. Je traverse au grand jour les guerres qui se trament dans les
coulisses. J'en ai le tempérament et on m'a donné les outils pour le vivre, pourquoi
les refuser ? Les premières campagnes guerrières sérieuses utilisaient un
langage policé qui masquait les enjeux. Dans les Quake et autres Unreal, une
mort valait un frag, un acronyme
obscur évoquant les grenades à fragmentation de la guerre du Vietnam. Depuis
les affrontements terroristes/antiterroristes de Counter Strike, notamment, les
précautions de langage n'ont plus court. Un mort est un mort, un kill est un
kill.
Désormais on me remet des médailles. Tous les jours. Selon
les contrées et les conflits ils appellent ça des "succès", des
"trophées". Plus personne n'ignore ma field reputation. Je suis respecté d'un bout à l'autre de la
planète. Je laisse la liste de mes exploits toujours visible en ligne. Les
batailles devenant de plus en plus publiques, le style compte autant que la
quantité. Je reçois des médailles quand je réussis, comme il y a peu en Afrique
dans Resident Evil 5, à tuer 20 victimes expiatoires d'une balle dans la tête,
ou à en abattre 30 d'une traite à la mitrailleuse. Les 75 Helghasts tués au
couteau et les 30 éliminés avec un tank m'ont valu les honneurs de Killzone 2.
Dans l'hystérie de la mission Call of Duty 4 Modern Warfare j'avais réussi à
obtenir des récompenses pour les 4 soldats tués d'un seul coup de feu et pour
les blessés achevés au couteau alors qu'ils rampaient. Dans la dernière
campagne COD nommée World at War, j'ai été salué pour avoir réussi les
objectifs assez précis comme de tuer 8 soldats japonais au mortier, ou en
abattre un seul immobile caché dans les herbes. Dans Fear 2 ce sont les 10
ennemis rôtis au canon à Napalm et les 10 autres épinglés au mur avec une masse
qui m'ont valu reconnaissance. Dans la mission collective Left for Dead j'ai
réussi plusieurs objectifs notables avant mes coéquipiers : faire sauter d'une
seule explosion de grenade 20 créatures infectées, enflammer 101 de ces mêmes
zombies, et en réduire en bouillie 1000 d'entre eux avec une mitrailleuse
montée sur pied. J'ai été félicité jusque dans mes missions dans l'espace grâce
au démembrement au cutter-laser de 1000 des créatures mutantes de Dead Space.
Plus ambigüe, la mission GTA IV m'a posé davantage de problèmes. Mis à part les
assassinats commandités et la mauvaise plaisanterie des 200 pigeons à tirer
comme des lapins, aucune victime volontaire ou collatérale ne m'a valu une
récompense. Il est vrai que la guerre des gangs a lieu en terrain civil. Je me
suis adapté.
Mes dernières fiertés ? Les médailles reçues pour les 1 500
soldats Helghasts éradiqués dans Killzone 2, les 53 595 zombies tués exactement
de Left for Dead, les 100 000 Locustes abattus de Gears of War 2 et les 10 000
personnes éliminées dans Chroniques of Riddick.
Le cimetière de mes plus ou moins honorables victimes
n'existe pas physiquement, sinon on l'appellerait sans doute un charnier. Mais,
je le revendique, un charnier cosmopolite. Car je n'ai fait aucune différence,
aucune ségrégation. Les Helghasts abattus pendant leur guerre civile rejoignent
sans grincher les africains enragés de Resident Evil 5. Les corps des mafieux
et les victimes civiles de Grand Theft Auto IV s'enchevêtrent avec les cadavres
mutilés des restes d'humanoïdes de Dead Space. Les guerriers Locustes du futur
éliminés à la tronçonneuse ou à l'arme chimique s'entassent sans distinction
avec les soldats allemands ou japonais d'une guerre du passé.
On me demande parfois si les râles de mes victimes ne
hantent pas mes nuits, si je ne suis pas mort à l'intérieur. Je ne crois pas.
Le sang bat dans mes veines. J'ai toujours une pulsion de vie. J'aime ma femme.
Mes enfants commencent à être en mesure de participer à des campagnes en ligne.
Ils profitent de mon expérience et ils apprennent à tirer avec de nouvelles
interfaces qui permettent de viser directement dans le prolongement du bras. Au
"Tu ne tueras point" que l'on me brandit parfois je réponds en toute
lucidité : commandement tenu. Une mission est une mission. Un ordre, un ordre.
Guerrier, soldat, mercenaire, assassin, justicier, psychopathe… Jouer à tuer
n'est pas tuer. Je ne regrette rien.
Article paru dans le trimestriel AMUSEMENT n°5. À suivre désormais en ligne...
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